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Commençons en postulant le dessin comme résultant d’un frottement, une usure. Ajoutons que le dessin s’identifie dans la reconnaissance graphique des traces qu’une partie de l’objet frotté laisse sous lui, derrière lui. Ajoutons que dessiner est une des possibilités où quelque chose se perd par l’action d’un mouvement. Ce que nous appelons « dessin » étant cette perte fixée. Momentanément, proposons que si le dessin est « vecteur de mouvement », il peut aussi être une des actualisations visibles du mouvement comme vecteur de perte. Mouvement et temps étant indissociables, posons cette question. En dessin, à quel moment y a-t-il mouvement? À la conception? À la fabrication? À la réception? Dans un continuum traversant ces trois moments? Avant de céder au lyrisme amenant à conclure trop simplement, trop hâtivement que « tout est mouvement », prenons un instant pour lire Badiou : « Je soutiendrais même volontiers que l’œuvre d’art est en fait la seule chose finie qui existe. Que l’art est création de finitude. Soit d’un multiple intrinsèquement fini, qui expose son organisation dans et par la découpe finie de sa représentation, et fait enjeu de son bornage. (1) Par conséquent, comment articuler adéquatement (2) mouvement et finitude?

Parallèlement, définissons le jeu comme une structure réglée, dans laquelle une mise en représentation d’un « devenir » se joue. Ajoutons que cette structure est réglée de l’extérieur, toujours. Rappelons que la complexité d’un jeu n’a rien à voir avec le nombre des règles qui le régissent. Quelques règles peuvent créer des situations hautement complexes (par exemple, le Go). Affirmons que le plaisir à jouer dépend du respect des règles (le plaisir à transgresser les règles est aussi un jeu réglé autour de la conception de la liberté, définie comme une sortie de la loi). Concluons sommairement que la pratique artistique est une structure réglée.

Dès lors, comment penser certaines pratiques du dessin quand celles-ci sont désarrimées de l’artisanal frottement et de l’usure? Qu’est-ce qui, du dessin, perdure à l’absence de frottement et d’usure matériels? C’est ce que nous allons tenter d’articuler.

Le dessin semble lié à la question des commencements. Les projets artistiques prennent souvent forme par quelques lignes tracées sur papier. À l’inverse, certains projets trouvent leur aboutissement final en dessin ou dans une forme d’art dans laquelle le dessin est le sujet à l’œuvre dans l’œuvre. Les travaux qu’ont présentés Jean-Francois Renaud, Sylvie Chartrand et Georges Mauro lors de la table ronde du Grupmuv (6 novembre 2014) avaient en commun de problématiser, à leur manière, des questions relatives au mouvement, mais aussi à la traduction, aux limites et aux structures. Chez Renaud, la traduction du mouvement en code est le défi placé au centre de son travail. Renaud tente d’expliciter, de délimiter, de « borner » (Badiou) et de fixer le mouvement dans un code en vue de le reconstituer synthétiquement et visuellement dans des œuvres interactives. Chez Chartrand, c’est la limite visible des indices d’iconicité permettant la reconnaissance d’un corps humain en mouvement qui est en jeu. Elle utilise une paroi translucide comme limite à cette visibilité. Chartrand capte en vidéo les masses visibles mais floues de ces corps bougeant. Elle les réaménage en installation vidéographique. Chez Mauro, les choses sont plus structurelles. C’est le code lui-même qui est l’objet investigué. Lors de sa présentation, Mauro précisait : « Le dessin n’est pas le résultat d’un geste de ma main, mais plutôt une construction mentale matérialisée par une succession d’instructions informatiques. (3) Ici, les instructions informatiques concernent des images. Il transcode des images pour en fabriquer d’autres que, visuellement, nous identifions au dessin par une habitude de reconnaissance graphique.

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Dans les trois cas, tout se passe comme s’il y avait un coup de dé informatique (ou vidéographique) initial dont les œuvres étaient l’actualisation assumée (reconfigurée) par les artistes. Comme si ce « coup de dé » générait du hasard, de l’imprévisible visible. La tension entre la « rigidité » de l’information codée et l’indétermination d’un visuel–à–venir semblant être le moment qui fait sens dans le passage de l’information à l’image, de l’image à l’information, etc. Aussi, dans ce que ces pratiques amènent à considérer de leurs propres modes d’élaboration (générant du visible ou dégénérant l’image à la limite du visible), j’ai entrevu l’écho lointain, la sédimentation cristallisée d’un structuralisme artistique

Plus haut, j’ai présenté le jeu comme une structure réglée pouvant procurer du plaisir par le respect ou la transgression de la règle. C’est que j’ai cette persistante impression que nombre de pratiques artistiques contemporaines ressemblent à des jeux dont les paramètres, les règles, sont souvent implicites et à déduire par l’interprétation : elles utilisent souvent des systèmes, dont la logique informatique est devenue un porte-parole exemplaire.

Simultanément, le dessin (frottement, usure) perdure, presque malgré nous, dans nos esprits. C’est peut-être pour cela que le jumelage dessin/technologie est aussi fréquent et percutant. Comme si le dessin gardait en sourdine l’aura immémoriale de ces premiers tracés venus du fond des grottes et que les outils informatiques récents faisaient irruption dans cette aura, dans une remise en question conceptuelle des limites du dessin ou en tentant maladroitement de suppléer à ce que le corps dessinant sait faire.

Peut-être est-ce plus simplement qu’étant une pratique du trait et de son interruption, le dessin indique toujours la règle et sa limite. On comprend mieux que les technologies tentent de s’y immiscer comme une transgression codée.

 

©Martin Boisseau. Janvier 2015.

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1. Petit manuel d’inesthétique, Éditions du Seuil, 1998, p. 23.

2. Par « adéquatement », je veux dire, pour faire jazzer la pensée.

3. Sans vouloir polémiquer, j’écrirai tout de même que ce sont les doigts qui programment les instructions informatiques de cette « construction mentale ». Le travail de l’art passant, depuis quelques décennies, « de la main aux doigts ».

Photos: Alexandre Gingras